Journal Al-Ahram – Hebdomadaire du Caire Egypte
Article publié le – 29 mars 2006
La mort récente d’un jeune sportif en pratiquant le jeu du foulard a ouvert le dossier sur l’existence en Egypte de cette tendance mortelle. Importé d’Occident, ce jeu à risque se pratique clandestinement entre les jeunes.
Le jeu de la mort
Le 28 février 2006, un drame bouleverse la vie de Suzanne. Son fils, qui devait célébrer son 21e anniversaire le 15 mars, est décédé. Champion en water-polo et étudiant à l’Académie maritime, section gestion, ce jeune homme a été trouvé inerte dans l’appartement de l’un de ses camarades chez qui il avait passé la nuit. Ce n’est pas seulement son décès qui a secoué sa famille, mais aussi la façon dont il est mort. On l’a trouvé pendu à une corde fixée au plafond. Premier réflexe : on pense à un suicide. Plus tard, quelques détails jetteront le doute. Selon le procès-verbal, deux cordes parmi les trois que le jeune a utilisées pour s’attacher ont été coupées. Ce qui a suscité des interrogations chez les enquêteurs. D’autres éléments liés au caractère du défunt ont par ailleurs écarté le scénario du suicide. « Mon fils aimait la vie, il était optimiste et avait des projets d’avenir. Grand sportif, champion dans une équipe de water-polo au club d’Héliopolis, apprécié par ses camarades et aimé par sa famille, il était pieux et ne ratait aucune prière. Ses talents en dessin étaient aussi remarquables. Tout en lui donnait la preuve qu’il n’avait aucune intention de mettre fin à sa vie », confie Suzanne, ingénieur et maman du jeune défunt.
C’est en fait une petite révélation glissée dans la plus grande discrétion par son ami intime qui viendra éclairer l’énigme. Il s’agit, selon ce témoin présent avant le drame, d’un jeu mortel qui s’appelle le jeu du foulard. Dans l’appartement de l’un de ses deux copains, ils s’adonnaient à ce jeu. Il s’agit, selon les spécialistes, d’une pratique qui consiste à se faire étrangler soi-même ou par une tierce personne, avec des accessoires tels une corde, une ceinture, un foulard, etc. Cela peut se faire aussi avec les deux pouces. A la demande, un copain place ses deux doigts sur le cou et comprime les carotides pour empêcher le flux sanguin. La personne perd conscience après avoir éprouvé des sensations de type hallucinatoires. Cela ne dure que trente secondes puis les doigts se desserrent et on doit secouer le joueur pour le réveiller. Un petit coma, à la suite duquel il décrit ce qu’il a ressenti.
Ce jeu se joue en groupe où à tour de rôle, chacun devient le bourreau ou la victime. Après l’avoir testé avec les copains, le joueur tente souvent de le renouveler seul. L’expérience devient alors mortelle puisque personne n’est là pour alerter les secours à temps. Surtout si les pouces sont remplacés par une corde ou un autre accessoire.
Une pratique répandue
Dans l’affaire en question, les deux amis ont réussi à couper deux cordes, malheureusement la troisième lui a coûté la vie. Aujourd’hui, la mère a décidé de mener son enquête et d’avoir toutes les informations à propos de ce jeu horrible. Son but est de tirer la sonnette d’alarme dans une société qui risque d’être menacée par un tel fléau sournois. « Si je n’ai pas réussi à sauver mon fils, qui m’a caché qu’il s’adonnait à ce jeu, je voudrais être capable de protéger la vie des autres », confie la mère. Lors des funérailles de son fils, elle est restée stupéfaite. Tous les jeunes venus présenter leurs condoléances étaient au courant de ce jeu mortel alors que tous leurs parents ignoraient même son existence.
Or, voilà que cette affaire n’est pas la première du genre. Dans un seul commissariat de police, celui du quartier où habite Suzanne, six décès ont été enregistrés à la suite de cette pratique du foulard. Suzanne, poussée par le chagrin, commence à poser des questions à des jeunes qui résident dans différents quartiers du Caire. Ils sont tous au courant de ce jeu du foulard. Des rumeurs circulent faisant état de l’apparition de ce jeu dans quelques écoles à Maadi et Zamalek. Des directeurs d’écoles ont même pris l’initiative d’aborder le sujet pour alerter les élèves. Et cette semaine, dans une page de faits divers, un jeune villageois de Kafr Al-Cheikh a trouvé la mort à cause de ce jeu du foulard. Ce qui nécessite l’ouverture de ce dossier.
Le jeu du foulard, The Choking Game, le jeu de la strangulation, de l’étouffement, le jeu des poumons, du coma, le rêve bleu, le rêve indien, la grenouille, le jeu de la serviette, telles sont ses appellations, et en Egypte, on l’a appelé (le jeu de la mort).
Pratiqué clandestinement dans les écoles, les clubs ou les camps d’été, ce jeu a provoqué la mort de centaines de jeunes dans le monde entier. Bilan : 75 cas de décès ont été détectés seulement en France depuis 1999. En Egypte, il n’existe encore aucun indice sur l’ampleur de son existence. Aucun chiffre, ni étude, aucune association ne semble non plus s’occuper de ce jeu dangereux. Même l’Association égyptienne de la lutte contre la drogue n’en a jamais entendu parler. Cependant, l’inquiétant, c’est que ce jeu s’infiltre dans les lieux de rassemblement des jeunes sans que l’on se rende compte. A travers l’Internet, mais surtout de bouche à oreille, les nouvelles sont échangées parmi les jeunes. Et poussés par la curiosité, ils veulent tenter l’expérience.
Haïssam, 25 ans, employé dans une institution publique, confie avoir vu de ses propres yeux des camarades de classe pratiquer le jeu du foulard. Cela s’est passé il y a 10 ans dans son école publique située à Guiza. En classe, dans les toilettes et pendant les récréations, les élèves choisissaient à chaque fois leur victime. Celle-ci perdait connaissance pendant quelques secondes, puis ses camarades la giflaient pour la réveiller avant l’arrivée du professeur.
« Dès lors, cette personne était considérée comme un héros. Un intrépide qui ne craint rien ». Mais Haïssam confie n’avoir jamais participé au jeu. Il se contentait d’être tout simplement spectateur.
D’après le psychiatre Hachem Bahari, spécialiste dans les problèmes des adolescents, les jeux à risque ne sont pas nouveaux. A l’exemple du jeu de la roulette russe, qui consiste à tirer des balles au hasard sur différents joueurs. Le revolver ne contenant qu’une seule balle, c’est le sort qui décide de la victime. D’autres formes de jeux à risque ont vu le jour à travers le monde tels que le rallye ou le patinage dans des zones dangereuses.
Selon les psychiatres, le jeu du foulard touche une tranche d’âge allant de 5 à 21 ans, aussi bien des garçons que des filles, toutes catégories sociales confondues. Car il s’agit d’un jeu facile à pratiquer et qui ne coûte rien. De plus, les jeunes qui se livrent à ce jeu ne se sentent souvent pas coupables puisque selon eux, il ne s’agit pas de stupéfiants. « Où est le problème, je ne consomme ni drogue, ni alcool, c’est juste un jeu », avait dit Gabriel, 14 ans, décédé en 2005 en Californie et dont les parents ont publié les témoignages sur le Net. Mais, Gabriel ne savait pas que ce qu’il considérait comme un simple jeu anodin allait lui coûter la vie après avoir passé 10 jours dans le coma.
L’euphorie par asphyxie
Les jeunes qui l’ont testé recherchaient une sensation d’extase, d’euphorie. « Ils voulaient vivre quelque chose d’extraordinaire, découvrir un univers imaginaire, un monde de rêve qu’ils ne parviennent pas à trouver dans la réalité. Ce genre d’asphyxie augmente le taux d’adrénaline dans le sang, ce qui donne cette sensation d’exaltation. Des jeunes considèrent que le fait d’essayer le jeu du foulard est un acte héroïque puisqu’ils se mettent face-à-face avec la mort », confirme Bahari. Mais, quel danger en contrepartie !
Les jeunes ne semblent pas savoir qu’en recherchant de telles sensations, ils risquent leur vie. Car il suffit que le cerveau ne soit pas oxygéné pendant deux minutes pour risquer l’arrêt cardiaque (de 2 à 4 minutes, selon le poids du joueur). Et si l’on survit à un coma, on en sort paralysé ou atteint d’une incapacité physique encore plus grave.
Dans la plupart des cas de décès signalés, personne ne connaissait le degré de risque et les parents ignoraient tout de ce jeu mortel.
Suzanne, qui a perdu son fils, se pose encore la question : « Comment tout cela a pu se passer sans que je m’aperçoive du moindre changement dans le comportement de mon fils ? C’est dire à quel point le fossé qui sépare les parents de leurs enfants est énorme. Et à quel point ces jeunes vivent dans leur propre univers et ne parlent de leurs secrets qu’avec des amis de leur âge », confie-t-elle.
Aujourd’hui, elle essaye de sensibiliser les parents des symptômes qui peuvent paraître sur leurs enfants. « Des traces autour du cou, maux de tête violents, rougeurs au visage, troubles respiratoires, manque de concentration », explique le Dr Amir Fékri, généraliste. Et ce n’est pas tout. Il existe d’autres indices dans le comportement du jeune qui doivent attirer l’attention des parents. Par exemple, ses questions fréquentes sur les dangers de la strangulation, ou même toute écharpe, foulard, cravate, ceinture qui traîne sans raison avec lui. Aussi, le voir s’enfermer seul dans sa chambre sans aucune justification ou passer de longs moments sur le Net. Et en dehors de la maison, tous ceux qui travaillent avec des jeunes doivent être plus alertes. Corps enseignant, entraîneurs de sport, surveillants dans les camps doivent être informés sur la nature de ce jeu et ses risques. Et cela, tout en étant très prudent dans la façon dont ils aborderont le sujet. « Il est important de trouver la bonne formule pour s’adresser aux jeunes. Il faut surtout mettre l’accent sur le risque encouru et non pas sur l’extase que ce jeu engendre. Il ne faut surtout pas mentionner les détails de la pratique pour ne pas donner un mode d’emploi à ceux qui ne la connaissent pas », explique Magdi Kozmane, directeur d’une école religieuse.
D’autres préfèrent opter pour le silence. « Il vaut mieux ne pas attirer l’attention des adolescents. Car poussés par la curiosité, ils peuvent tenter l’expérience, ce qui peut leur coûter la vie », justifie Magda Gamil, directrice d’une école privée.
En parler ou pas, l’important est d’être à l’écoute de ces jeunes. Car la mort causée par ce jeu et qui peut noyer des familles dans le chagrin peut parfois être évitée .