Comment le phénomène des «jeux dangereux» se propage sur les réseaux sociaux
Qu’il s’agisse de s’étrangler avec une corde, de se brûler le bras, de se scarifier ou d’avaler de la lessive, sur les réseaux, toutes sortes de dangereux challenges où les adolescents se mettent en scène pullulent chaque jour. LOIC VENANCE / AFP
Le 1er avril dernier, Grégoire* est mort dans sa chambre, pendant le premier confinement. Il venait d’avoir 13 ans. Il a été retrouvé pendu à son lit, alors qu’il jouait au «jeu du foulard». «Il pensait que rien ne pouvait lui arriver», raconte au Figaro sa mère, Véronique*. Dévastée, elle se plonge dans la littérature sur le suicide des adolescents. «Mais ça ne collait pas», se remémore-t-elle aujourd’hui. «Puis ses copains m’ont dit qu’ils avaient vu une vidéo sur YouTube, un challenge qui s’appelait le ‘défi du pendu’». Véronique ne pensait pas que Grégoire puisse lui cacher quelque chose. «J’avais la prétention d’être une maman informée et attentive. J’ai 3 enfants et il n’y a pas de tabou entre nous, je leur parle de tout : la drogue, le harcèlement scolaire, la sexualité… On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres, mais avec les réseaux, personne n’est à l’abri.»
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Ce type de drame traverse les frontières. Le 22 janvier dernier, une fillette italienne âgée de 10 ans, Antonella, est retrouvée morte dans la salle de bains familiale asphyxiée par une ceinture qu’elle s’était accrochée autour du cou. Elle participait à un «blackout challenge» en direct sur TikTok, réseau sur lequel, impuissants, plusieurs utilisateurs ont assisté à sa mort.
L’effet confinement
Jeu du foulard, jeu du sac, jeu de la tomate, «Rêve Indien», «Blue Whale Challenge», «Ice Salt Challenge», «Shell on challenge»… Qu’il s’agisse de bloquer sa respiration le plus longtemps possible, de se brûler le bras sur une plaque à induction, de verser de l’alcool sur les yeux ou encore d’avaler de la lessive, toutes sortes de jeux dangereux où les adolescents se mettent en scène pullulent sur TikTok, Snapchat, YouTube et Instagram. Les défis existent depuis longtemps dans les cours de récréation, sous la forme du célèbre «cap ou pas cap?». Mais ils ont pris une tout autre dimension sur les réseaux sociaux, et l’augmentation du temps passé sur les écrans depuis le début de la crise sanitaire n’arrange rien.
«Avec les confinements successifs, les jeunes ont été toujours plus exposés aux violences liées à l’univers numérique», établit une étude publiée le 27 janvier 2021 par l’association e-Enfance, qui s’occupe de la protection des mineurs sur Internet. L’association a en effet constaté une hausse de 57% des cyberviolences en ligne par rapport à 2019, ainsi qu’une nette augmentation, parmi les victimes, des 15-17 ans. «Quand on évoque les cyberviolences, on pense avant tout au cyberharcèlement ou au revenge porn, et on oublie que les jeux dangereux en font partie», souligne le responsable de la ligne Net Écoute de e-Enfance Romain Chibout.
«Lorsque nous avons vu ces jeux dangereux se propager sur les réseaux sociaux, nous nous sommes demandé s’il n’existait pas une responsabilité de ces plateformes à les laisser diffuser», confie au Figaro la directrice d’e-Enfance Justine Atlan. «Si on fait le rapprochement entre ces vidéos et l’incitation au suicide, ces images sont des modes d’emploi pour se suicider. Or, si nous considérons que ces jeux-là sont des formes d’incitation au suicide, alors ils n’ont rien à faire sur ces plateformes», poursuit-elle, citant le travail du Digital Services Act qui vise à responsabiliser davantage les plateformes.
« À partir du moment où ces jeux sont assimilés au suicide, le problème reste invisible »
Mais pour Véronique, la mère de Grégoire, assimiler ces pratiques dangereuses au suicide serait «nier le fléau des jeux dangereux» : «il faut redonner la véritable qualification aux faits. Il s’agit d’une incitation à la mise en danger, pas au suicide, et la prévention des jeux dangereux n’a rien à voir avec la prévention des suicides, ce ne sont pas les mêmes signaux», insiste la mère de famille. «À partir du moment où ces jeux sont assimilés au suicide et qu’ils ne sont pas étudiés statistiquement, le problème reste invisible».
Surenchère
Si le phénomène est déjà largement répandu à l’école, sa propagation sur les réseaux favorise la surenchère et la valorisation narcissique : «être encouragé par une communauté anonyme via les réseaux donne aux adolescents le sentiment d’exister, de devenir célèbre, ils se sentent valorisés. Cette masse d’inconnus est beaucoup plus puissante au niveau affectif, puisque les jeunes n’attendent pas d’elle un regard bienveillant, attendu vis-à-vis des parents», explique au Figaro Grégory Michel, professeur de psychopathologie clinique et spécialiste des jeux dangereux sur les réseaux sociaux.
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«Ces jeux dangereux peuvent sembler aux jeunes être un moyen de mesurer leur performance», poursuit Grégory Michel. C’est probablement ce que voulait faire Alexis*, 11 ans, lorsqu’il s’est aspergé d’alcool, que son cousin a approché de lui la flamme d’un briquet, et qu’il s’est jeté dans l’eau de sa piscine alors que son cousin le filmait pour «battre le record sur YouTube». «Les filles elles, se tournent davantage vers des défis liés au corps», souligne Grégory Michel : sur TikTok, le «A4 Challenge», où il s’agit de cacher sa taille derrière une feuille A4 pour prouver sa minceur, mais aussi le «Kylie Jenner Challenge», consistant à se gonfler les lèvres avec un verre à eau, sont largement diffusés.
Si certains jeunes voient dans ces défis la possibilité de mesurer une performance, d’autres y voient une façon de «montrer leur endurance face à la douleur». C’est le cas de Thibault*, qui, avec ses amis, a tenté de tenir le plus longtemps possible en se brûlant avec un briquet et un liquide qui, pandémie oblige, se trouve dans tous les cartables : le gel hydroalcoolique. «Je ne connaissais pas ce jeu. C’est mon fils qui m’en a parlé en me montrant lui-même la vidéo qu’ils avaient faite avec son copain. Puis il m’a montré ses brûlures sur ses mains. J’étais très en colère», témoigne la mère de Thibault auprès du Figaro.
Brûlures provoquées par l’inflammation de gel hydroalcoolique sur la main de Thibault. MA / Le Figaro
Parmi ces jeux dangereux, il y a surtout le jeu du foulard, qui a provoqué plusieurs morts par asphyxie. Ce fut le cas de Tom, en 2018. Il allait bientôt avoir 12 ans et c’était le dernier jour de cours avant les vacances de février. Lui et sa famille prévoyaient de s’envoler le lendemain pour le Futuroscope. «Il ne parlait que de ça», se rappelle sa mère, Stéphanie. Tom se préparait aussi à disputer le championnat de karaté de Normandie. «C’était un vendredi soir. Avec mon mari nous sommes rentrés du travail. Tom ne répondait pas. On est montés dans sa chambre, et c’est là qu’on l’a vu, accroché à sa porte à sa ceinture de karaté», raconte au Figaro Stéphanie. Ses parents ont tout de suite écarté la piste du suicide, car «c’était un enfant gai et très épanoui». Quelques jours après le drame, la famille découvre que Tom avait consulté plusieurs sites Internet évoquant le jeu du foulard, qu’il partageait avec ses amis. «C’était simplement un jeu, et, comme dans les jeux vidéo, Tom ne pensait pas qu’il pouvait y avoir de telles conséquences».
Le «Blue Whale Challenge», une incitation au suicide
Comme le jeu du foulard, le «Blue Whale Challenge» (défi de la Baleine Bleue) est aussi très célèbre sur les réseaux, à la différence que ce dernier constitue un conditionnement au suicide et qu’il attire des jeunes «qui ont une faible estime d’eux-mêmes et ressentent déjà un mal-être psychologique», explique le psychologue Grégory Michel. «Via ces défis en ligne, ils entrent dans une logique où ils doivent prouver leur légitimité à exister, et deviennent dépendants du regard de l’autre. Se filmer constitue pour eux une preuve et la vidéo s’assimile à un trophée. C’est comme une drogue pour eux : ils se shootent au nombre de visionnages, de likes et de commentaires», poursuit le psychologue.
Le jeu consiste à relever 50 défis, un par jour, dont l’ultime challenge est le suicide. Tout doit être filmé ou photographié afin de prouver son ‘exploit’. Sur les réseaux, les jeunes du Blue Whale Challenge se reconnaissent grâce au hashtag «F57», principalement relayé sur Instagram. Il fait référence au film «Blue Whale F57» qui raconte ce qui s’est passé en Russie lors de la création de ce jeu dangereux. «Le but est de banaliser la violence psychique et physique au fur et à mesure via les scarifications et le visionnage de vidéos lugubres évoquant la mort. En 2017, il y a eu plusieurs centaines de suicides en Russie liés au Blue Whale Challenge, et environ une dizaine en France depuis son apparition sur le territoire», explique au Figaro Fabrice Robert, secrétaire adjoint de l’association APEAS, qui lutte depuis 2002 contre les accidents dus aux jeux dangereux.
« Ils avaient été hameçonnés via Snapchat. Ils devaient se lever à 4h20 pour regarder des vidéos sur le suicide et, s’ils ne le faisaient pas, leur interlocuteur menaçait d’aller tuer leur chien »
En 2019, deux collégiens de la Côte-d’Or qui participaient au Blue Whale Challenge ont été sauvés par l’association APEAS. L’un était arrivé au 37ème défi et l’autre, au 38ème. «Ils avaient été hameçonnés via Snapchat. Ils devaient se lever à 4h20 pour regarder des vidéos sur le suicide et, s’ils ne le faisaient pas, leur interlocuteur menaçait d’aller tuer leur chien ou kidnapper leur sœur à l’école. Ils étaient inquiets parce qu’ils avaient donné toutes leurs informations à cette ‘baleine’ pour commencer le challenge. Heureusement, nous avons été alertés par leur professeur lors d’une intervention de prévention», explique un délégué de l’association.
En France, d’après une enquête menée en 2007 par TNS-Sofres, environ 84 % des enfants connaissent au moins un jeu dangereux. Pour le spécialiste Grégory Michel, ils seraient environ 20% parmi les jeunes adolescents à avoir déjà succombé aux défis en ligne, et la plupart, âgé entre 10 et 14 ans, seraient de sexe masculin.
*Le prénom a été modifié
*Net Écoute 0800 200 000, le numéro vert national de conseil et d’assistance aux jeunes victimes et aux parents, géré par l’Association e-Enfance (www.netecoute.fr)