Jeux dangereux : pourquoi il faut aborder le sujet avec ses enfants (de manière à être pris au sérieux)
Article de Madeleine Meteyer publié le 05/02/2021 sur le site du FIGARO
Les jeux dangereux ne sont pas pris au sérieux par les parents… et donc par les enfants.
Saint-Vérand (Isère), juin 2016, dernier jour de l’année scolaire. Coralie Carru récupère ses fils à l’école primaire quand elle entend la maîtresse de l’aîné la héler. «Il faut que je vous dise, annonce celle-ci essoufflée, Evan a joué au jeu de la tomate à la récréation». Et alors ? pense Coralie, c’est sympathique comme tout, les joueurs doivent empêcher une balle de passer entre leurs jambes… «L’instit’ a fait une drôle de tête, elle a vu que je ne comprenais pas». Qu’Evan a joué à une autre version qui consiste à s’empêcher de respirer jusqu’à devenir rouge… D’où le nom. Lorsqu’ils arrivent à la maison, Coralie explose. «J’ai hurlé. Il m’a répondu ‘mais c’est rien !’»
Pour Evan, ce n’est qu’un bête jeu dont les symptômes ne sont pas bien méchants – il s’est mis à convulser dans la cour de récréation mais n’en garde pas de souvenirs. Sa mère, sous le coup de la frayeur, a du mal à rassembler des arguments alors elle visionne «des documentaires et des témoignages pour pouvoir lui expliquer.» Qu’il aurait pu mourir.
Des jeux et des drames
«Les jeux dangereux». Coralie connaissait la formule, elle l’avait entendue à la télévision, ne s’était pas sentie concernée. Dans les jours qui ont suivi celui où «Evan a convulsé», les parents de la petite école «ont tous abordé le sujet et le directeur a fait une intervention dans chaque classe.» Pour certains parents, le sujet était neuf. Comment est-ce possible ?
À lire aussi : Comment le phénomène des «jeux dangereux» se propage sur les réseaux sociaux
Jeu de la tomate. Petit pont massacreur. Jeu du foulard. Puis, avec l’avènement des réseaux sociaux, les défis en ligne, spécialement le Blue Whale Challenge. Depuis 25 ans, les jeux dangereux, qui se jouent à l’école ou à la maison, font pourtant sporadiquement la Une à l’occasion des tragédies qu’ils entraînent. (La plus récente date du 22 janvier. Une fillette italienne de 10 ans s’est pendue en direct sur TikTok.)
Françoise Cochet, présidente de l’APEAS (Accompagner-prévenir-éduquer-agir-sauver), association qui depuis 2002 sillonne la France pour en parler, explique la cécité des familles : «Les parents s’imaginent que les enfants qui jouent à ces jeux sont issus de milieux très défavorisés ou cinglés.» Comment croire en effet qu’un fils qui a de si bonnes notes s’amuse à retenir sa respiration ? Qu’une fille qui met spontanément le couvert puisse frapper l’élève de sa classe qui porte des vêtements bleu (ou vert, ou rouge, le hasard décide, c’est «la mort subite»).
Ambulancière, elle a commencé à voir arriver aux urgences de plus en plus « de jeunes qui ont tenté de se pendre » , des enfants aux malaises récurrents et « inexplicables » .
Françoise Cochet elle-même n’y croyait pas. Son fils Nicolas «adorait la vie», était sportif, gentil. Et si peu informé du fonctionnement de son corps pour savoir qu’en passant une ceinture autour de son cou, il ne risquait pas seulement des hallucinations. Il est mort pendu dans sa chambre. C’était en 2000. Depuis, Françoise Cochet mène des actions prévention dans les écoles et organisait, avant l’arrivée du Covid, des réunions avec les parents : «seuls 10% d’entre eux venaient. Certains enseignants s’arrachent les cheveux avec les familles qui ne s’intéressent pas à l’affaire.»
«On croit qu’on est à l’abri»
À Pierrefontaine-lès-Blamont (Doubs), Céline, mère de quatre enfants, n’a pas eu besoin d’un drame personnel pour mesurer la gravité du problème. Ambulancière, elle a commencé dans les années 2010 à voir arriver aux urgences des «jeunes qui avaient tenté de se pendre», des enfants aux malaises récurrents et «inexplicables». Quand sa fille Ilyria, 13 ans aujourd’hui, était en CE2, elle lui parla du jeu du foulard et de celui de la tomate. «Plusieurs personnes de ma classe y jouaient», se remémore la jeune fille.
Une copine a commencé à recevoir des photos d’elle-même envoyées par un inconnu.
– Ilyria, 13 ans.
Lorsque ses camarades se sont mis aux défis virtuels, ces cap ou pas cap version glauque, l’adolescente en a d’emblée informé ses parents. «Mes amis aiment la sensation de la peur et du danger. Ils ont joué au Blue Whale Challenge. (NDLR : une liste de 50 défis comme ‘écouter de la musique triste en boucle’ et ‘se scarifier le bras’…) Au début, ça les faisait marrer. Mais une copine a commencé à recevoir des photos d’elle envoyées par un inconnu et quand elle l’a bloqué, d’un autre numéro.»
Aussitôt, Céline a prévenu les parents de l’école… et s’est fait sèchement recaler : «J’ai eu l’impression que je dérangeais. Les parents et une enseignante m’ont dit ‘c’est pas le genre de chez nous, ça’. On m’a dit que j’en parlais trop à mes enfants. C’est le problème des petits villages : on croit qu’on est à l’abri, ces parents ne comprennent pas que tout circule avec les téléphones.»
Si connu qu’on n’en parle même plus ?
En 2000, Françoise Cochet avait demandé à la brigade des mineurs «pourquoi les parents ne sont-ils pas informés de ces pratiques?» et s’était entendu répondre «Ce n’est pas à la police d’informer la population». Elle avait pris son parti de s’en occuper.
Vingt ans plus tard, elle a réussi : le «jeu du foulard» est connu du grand public. Au point que les parents peuvent suspecter un marronnier journalistique, se persuader que nul n’y joue plus maintenant. Quant aux nouveautés, comme les Blue Whale Challenge et compagnie, certains suspectent tout bonnement des légendes urbaines que la presse propage pour faire son beurre. Comme ce Momo Challenge qui sema inutilement la frayeur lors de l’été 2018.
Expliquer sans les terrifier
Autant leur insuffler ce que Marie-Alix Leroy appelle «une petite voix dans la tête». Cette mère de famille de Viroflay (Yvelines), fondatrice du groupe Facebook Parents unis contre les smartphones avant 15 ans (12.000 membres), aborde souvent la question avec son aînée de 12 ans. Récemment, elles ont discuté du «défi du crâne brisé» – qui consiste à faire tomber une personne en arrière en frappant ses mollets d’un coup sec. Marie-Alix Leroy ignore l’ampleur du phénomène mais elle considère «qu’éduquer, c’est apprendre que le danger existe.» Aussi infime soit-il.
Enfant, ses parents l’ont mise en garde contre les prédateurs sexuels et elle se souvient d’avoir entendu «une petite voix» dans sa tête, la leur, le jour où, à 12 ans, un homme lui proposa de monter dans sa voiture pour lui indiquer la piscine. Une petite voix qui l’encouragea à refuser et que sa fille entendra, elle l’espère, le jour où on lui proposera un jeu de la tomate sans ballon.
Que dire lors de ces conversations ? Françoise Cochet recommande de ne pas parler de la mort. «Cela ne sert à rien. À leurs âges, ils ne peuvent pas s’imaginer mourir.» Mais ils peuvent trembler devant la perspective d’un handicap à vie : «ll faut leur expliquer où commence leur colonne vertébrale, où se situe leur moelle épinière, à quoi elle sert, ce que son endommagement provoque. Repérer s’ils ont des marques dans le cou qui ressemblent à des suçons, des maux de tête fréquents.»
Des signes que Véronique (1), la mère de Grégoire (1) avait vus mais mal interprétés, faute de suspecter cet enfant si joyeux d’activités sordides. «J’ai vu un jour que mon fils avait une trace sur le cou. Pour rire, à table, je lui ai dit : ‘ce ne serait pas un suçon d’une petite copine ?’» Il se renfrogne, adolescent classique. À la même période, il dit avoir mal à la tête. Sa mère pense : il lui faut des lunettes, prend rendez-vous chez l’ophtalmo. Troisième signe, troisième aveuglement : «Une autre fois son père est rentré dans sa chambre, il était tout rouge, on a pensé à une pratique auto-sexuelle.» Il s’entraînait sans doute à s’étrangler. Le 1er avril, Grégoire est mort pendu, il avait 13 ans.
«Il faut, insiste Françoise Cochet, leur parler du risque majeur encouru lorsqu’on bloque sa respiration : l’arrêt cardiaque. Leur dire qu’il peut intervenir la première fois qu’ils jouent au jeu du foulard. Ou la dixième fois. Il faut leur expliquer comment fonctionne le corps, l’école ne leur explique plus. Et ils sont inconscients des risques.»
ll faut leur expliquer où commence leur colonne vertébrale, où se situe leur moelle épinière, à quoi elle sert, ce que son endommagement provoque.
Françoise Cochet, présidente de l’APEAS
D’autant que certains jeux ont l’air anodins de par leur nom. Ainsi celui de l’olive, qui consiste, nous explique Jacky Garcia, CPE au collège Sévigné, à Marseille, (Bouches-du-Rhône), à pointer un doigt dans le postérieur d’une personne penchée et à crier «olive !» : «Il est déjà humiliant dans sa version initiale, c’est assimilé à du harcèlement, ce que les enfants ne savent pas. Mais en plus certains se servent d’un bâton plutôt que de leur doigt.» Et le degré de danger n’est soudain plus le même.
(1) Ces prénoms ont été changés.